2
En conflit

 

 

Le vent, les embruns salés lui frappaient agréablement le visage, ses longs cheveux blonds volaient derrière lui, ses yeux bleus limpides se plissaient contre la lumière aveuglante. Les traits de Wulfgar, bien dessinés, conservaient une douceur juvénile, malgré sa peau endurcie après des dizaines en mer. Mais l’observateur attentif aurait pu distinguer dans son regard une expression en contradiction avec cette apparence de jeunesse, une tristesse née d’amères expériences.

Cependant, l’heure n’était pas à la mélancolie : campé à la proue de l’Esprit follet de la mer, Wulfgar, fils de Beornegar, sentait courir dans ses veines la même ardeur qu’au cours de toutes ces années passées au Valbise à apprendre les coutumes de son peuple barbare, puis à combattre auprès de Drizzt. Il ne pouvait nier l’exaltation qu’il en retirait ! Telle était la joie du fier guerrier titillé par l’attente de la bataille…

Une bataille qui ne tarderait pas, Wulfgar en était certain. Loin devant, sur les eaux étincelantes, on voyait les voiles du vaisseau pirate en fuite.

S’agissait-il de la Quille ensanglantée, le navire de Sheila Kree ? Trouverait-il Crocs de l’égide, le puissant marteau de guerre, don de son père adoptif, entre les mains d’un pirate à son bord ?

Le simple fait de se poser la question amena une grimace aux lèvres du barbare ; la perspective de récupérer son arme remuait en lui tant de sentiments bouleversants ! Il avait laissé à Eauprofonde Delly Curtie et Colson, le bébé que Delly et lui avaient adopté, leur fille désormais. Elles demeuraient dans la superbe maison du capitaine Deudermont tandis que lui avait embarqué sur l’Esprit follet de la mer afin de retrouver son marteau de guerre. Et pourtant, à ce moment, le tumulte intérieur de Wulfgar l’empêchait d’avoir la moindre idée de ce qu’il ferait de ce fabuleux artefact quand il l’aurait de nouveau en sa possession ! Que signifiait l’objet pour lui, en vérité ?

Ce cadeau de Bruenor avait représenté un symbole de l’amour que portait le nain à son fils, et aussi de l’estime qu’il éprouvait pour Wulfgar, le barbare ayant su s’élever au-dessus de son éducation fruste, rude, pour devenir un meilleur guerrier – plus important encore, un homme meilleur. Mais était-ce toujours vrai ? Wulfgar méritait-il de jouir de ce marteau de guerre… de l’amour de son père ? Les actes qu’il avait commis depuis son retour des Abysses ne plaidaient certes pas en sa faveur. Au cours des mois écoulés, il n’avait pas fait grand-chose dont il puisse être fier, et sa mémoire lui apportait au contraire nombre de souvenirs malvenus, à commencer par le fait qu’il avait frappé Catti-Brie.

La quête de son arme attitrée lui avait paru une diversion appréciable, un moyen de se tenir occupé à une bonne cause pendant qu’il faisait le point sur sa situation. Mais si Crocs de l’égide se trouvait bien sur ce vaisseau au loin – ou sur le prochain qu’ils pourchasseraient –, si Wulfgar le reprenait, qu’est-ce qui l’attendait ensuite ? La place du barbare serait-elle toujours au Valbise, parmi ceux qui avaient été ses compagnons ? Voulait-il retourner à une vie d’aventures et de batailles échevelées, vivre constamment sur le fil de l’épée avec Drizzt et les autres ?

Ses pensées le portaient de nouveau vers Delly et la petite. Avec ces deux êtres chers, ce nouvel élément dans son existence, comment pouvait-il envisager de reprendre sa vie d’avant ? Comment concilier cette voie avec les responsabilités qu’entraînait le fait de fonder une famille ?

Ici, le barbare eut un rire. Il rechignait à l’admettre, même in petto, mais c’était bien plus que des responsabilités qui le faisaient hésiter ! Quand il s’était chargé de l’enfant à Auckney, un royaume étriqué niché sur les contreforts est de l’Épine dorsale du Monde, ç’avait été certes par sens des responsabilités, parce que l’homme qu’il était – celui qu’il voulait redevenir – ne pouvait souffrir que le nourrisson souffre pour les péchés de sa mère, pour la lâcheté et la stupidité de son père.

Ce même sens du devoir l’avait fait revenir à la taverne le Coutelas, à Luskan ; il avait une dette envers ses amis là-bas, Arumn, Delly, même Josi Petitemares. Il les avait tous trahis par ses folies d’ivrogne ! Demander à Delly de venir avec lui et la petite venait également de l’idée qu’il se faisait de ses responsabilités : il avait vu là l’occasion, en lui proposant une nouvelle vie, de se racheter quelque peu de la manière indigne dont il avait traité la malheureuse. À vrai dire, Wulfgar n’avait guère réfléchi avant de faire cette proposition à la serveuse du Coutelas. Même après que, contre toute attente, elle eut accepté, le barbare n’avait pas compris à quel point cette décision affecterait son existence. Car, désormais… eh bien, sa relation avec Delly et avec leur fille adoptive avait changé du tout au tout ! Cette enfant qu’il avait prise avec lui par générosité – et aussi, Wulfgar l’avait su d’instinct, parce que cette générosité le sauverait, lui, plus encore que la petite – était pleinement devenue sa fille ! Oui, pleinement, tout comme, il y avait bien longtemps, il était devenu le fils de Bruenor Marteaudeguerre. Le barbare n’avait jamais eu la plus petite idée de la vulnérabilité que ce nouveau titre de père allait entraîner pour lui… Il n’avait jamais pensé jusqu’alors que quiconque puisse vraiment l’atteindre ; à présent, il lui suffisait de plonger son regard dans les yeux bleus de Colson, si semblables à ceux de sa mère biologique, pour savoir qu’on pouvait détruire d’un geste le monde où il vivait.

De même, concernant Delly Curtie, Wulfgar se rendait compte qu’il avait obtenu davantage qu’il aurait pensé. Cette femme qu’il avait invitée à se joindre à lui, là encore par générosité, pour cesser de se conduire en brute épaisse, représentait désormais tout autre chose pour lui qu’une simple compagne de voyage ! Au cours des mois suivant leur départ de Luskan, il avait fini par la voir sous un jour entièrement nouveau, par percevoir sa véritable personnalité, la sagesse qui était sienne, cachée derrière la façade railleuse, grossière, qu’elle avait dû, pour se protéger, montrer au monde sordide qui l’entourait.

Delly avait parlé au barbare des quelques moments de véritable bonheur qu’elle avait connus – aucun dans les bras d’un de ses nombreux amants. Elle lui avait raconté toutes ces heures passées sur les quais silencieux du port, avant de se forcer à retourner à son travail nocturne au Coutelas. Là-bas, elle s’asseyait, admirait le soleil plongeant au loin dans l’horizon, embrasant les eaux.

Elle adorait le crépuscule – l’heure sereine, l’appelait-elle –, quand les citadins diurnes de Luskan retournaient chez eux, dans leurs familles, que la foule de la nuit ne s’était pas encore éveillée à ses heures d’activité frénétique et finalement si vaine. Pendant tout ce temps où Wulfgar avait connu Delly comme serveuse au Coutelas, toutes ces nuits où ils avaient été amants, il n’avait jamais perçu la personnalité, riche d’espoir et de rêves, de cette femme qui savait faire preuve d’une telle finesse psychologique. Quand les hommes l’attiraient dans leur lit, ils la prenaient pour une fille facile, et se contentaient de quelques compliments négligents pour gagner leur trophée…

Le barbare, finalement, avait compris que ces mots creux, ce jeu absurde, n’avaient jamais eu de réelle importance pour Delly. Dans les rues de Luskan, son corps représentait le seul moyen qu’elle avait de garder un peu de maîtrise de son existence ; elle en avait usé pour obtenir des services, de l’information, un minimum de sécurité, là où ces éléments ne se rencontraient guère… Wulfgar s’en étonnait, mais tous ces hommes qui avaient cru prendre avantage de la candeur de Delly avaient en fait été aveuglés par leur désir sexuel : la femme avait su se servir d’eux !

Oh oui, Delly Curtie aussi savait jouer des autres, et c’était bien pour cela que la relation fleurissant entre eux ne cessait de surprendre le barbare : Delly, il en avait la certitude, ne se servait pas de lui, pas plus que lui d’elle. Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, ils se contentaient de se sentir bien ensemble, sans arrière-pensée, sans plan d’aucune sorte.

Wulfgar aurait été un sacré menteur de ne pas reconnaître à quel point il appréciait cela !

Un menteur, certes, et un lâche, de ne pas s’avouer son amour pour Delly Curtie. Ils étaient mariés. Aucune cérémonie n’avait eu lieu, mais ils s’appartenaient de tout leur cœur, de toute leur âme ! Cette femme, cette compagne improbable, était devenue sa moitié, à un point qu’il n’aurait jamais pu rêver.

— Pavillon pirate levé ! s’écria la vigie.

Le vaisseau devant l’Esprit follet de la mer était sans aucun doute hors la loi : l’arrogance de son capitaine l’avait poussé à arborer ses couleurs, celles d’un écumeur de mers bien connu.

Au large, sans aucun abri à l’horizon, le navire ne pouvait espérer s’échapper. Nul sur la côte des Épées n’avait la moindre chance de semer l’Esprit follet de la mer, surtout quand son sorcier attitré, le puissant Robillard, assis à l’arrière du pont supérieur, s’employait à invoquer rafale sur rafale pour gonfler les voiles de la goélette !

Wulfgar inspira profondément, une fois… deux fois. Ses nerfs ne se calmaient guère.

Je suis un guerrier ! s’exhorta-t-il.

Mais cette autre vérité, le fait qu’il était aussi un mari et un père, ne se laissait pas facilement oublier.

Ce changement en son cœur l’étonnait fort ! Quelques mois auparavant, il semait la terreur dans Luskan, se jetait à corps perdu dans la bagarre, se montrait téméraire, presque suicidaire… mais, à ce moment, il n’avait rien à perdre. Il attendait la mort pour ne plus souffrir. À présent, quand son existence était en jeu, il se rappelait sans cesse que sa fin ferait souffrir Delly et Colson.

Et pour quoi, finalement ? se demanda encore le barbare. Pour un marteau de guerre, un symbole du passé que je ne suis même pas sûr de vouloir posséder de nouveau ?

Wulfgar serra de toutes ses forces, à s’en faire blanchir les phalanges, le cordage attaché au mât de misaine, et inspira une fois de plus à pleins poumons, relâchant ensuite l’air dans un grondement sauvage. Il repoussa toutes ces pensées qui ne pouvaient qu’affaiblir le cœur d’un véritable guerrier.

Attaque sans crainte !

Tel était son mantra, telle sa devise, et, en vérité, là était la clé de la survie d’un combattant d’élite !

Déborde tes ennemis – vite – et tu en sortiras indemne. Si tu hésites, tu offres à l’adversaire la possibilité de t’abattre, par la flèche ou par l’épée.

C’était l’hésitation, la lâcheté, qui risquait de le détruire !

 

* * *

 

L’Esprit follet de la mer gagnait très vite sur l’autre vaisseau qu’on put identifier bientôt comme une caravelle deux-mâts. Le pavillon pirate fut amené sans traîner quand le navire eut reconnu son poursuivant !

Sur le bateau de Deudermont, la catapulte à l’arrière et la baliste à l’avant lâchèrent leurs projectiles qui manquèrent leur cible ; les bandits répondirent par un jet de leur propre catapulte, un lancer sans conviction qui tomba très court devant le chasseur de pirates.

— Une autre volée ? proposa à son sorcier le capitaine Deudermont, un homme grand, de belle prestance, qui arborait un bouc parfaitement taillé, plus brun que gris.

— Pour les débusquer ? Non. S’ils ont un sorcier, il est trop méfiant pour se montrer, sinon il l’aurait déjà fait. Attendez plutôt d’être vraiment à portée pour lancer l’attaque, je ferai de même.

Deudermont acquiesça, leva sa lunette à son œil pour mieux voir le navire pirate. Il pouvait y distinguer les marins sur le pont. Ils s’agitaient dans tous les sens.

L’Esprit follet de la mer se rapprochait de seconde en seconde, ses voiles gloutonnes d’air ; sa proue projetait de véritables murs d’eau.

Deudermont regarda derrière lui ses marins qui tendaient la catapulte à la poupe. L’un d’eux disposait d’une lunette ressemblant fort à celle du capitaine ; il l’utilisait pour aligner la cible sur un bâton gradué placé face à lui. Il abaissa son instrument, croisa le regard de son commandant, hocha la tête.

— Visez le grand mât ! indiqua Deudermont à l’homme d’équipage le plus proche de lui.

Le cri se propagea sur le navire, toujours plus fort et assuré, jusqu’à ce que catapulte et baliste soient de nouveau actionnées. Cette fois, une boule de goudron enflammé toucha la voilure et les cordages du vaisseau pirate, qui à ce moment gîtait sévèrement pour effectuer un virage désespéré ; les chaînes projetées par la baliste déchirèrent une voile.

Un instant plus tard, un vif éclair lâché par Robillard défonça la coque du navire à hauteur de la ligne de flottaison. Des éclats de bois volèrent.

— Je me mets en défense ! cria le sorcier.

Il invoqua un globe semi-opaque autour de lui et se précipita à la proue, croisant Wulfgar qui regagnait le centre du navire.

En effet, un éclair de riposte vint du pirate, mais pas aussi destructeur ni aussi étincelant que celui de Robillard. Le sorcier de l’Esprit follet de la mer, considéré comme un des meilleurs mages de combat naval de tout Faerûn, avait déjà ses boucliers en place, de sorte que le coup n’eut guère pour effet qu’une marque noircie sur le flanc de la proue du fier navire – un témoignage honorable parmi d’autres de ses années de service !

Le vaisseau pirate poursuivit son virage d’évitement, mais l’Esprit follet de la mer, beaucoup plus manœuvrable, modifia sur-le-champ sa trajectoire, se rapprochant encore plus vite.

Deudermont eut un sourire en considérant Robillard ; le sorcier se frottait les doigts, tout à l’anticipation joyeuse de lancer des sorts qui annihileraient les défenses de l’adversaire avant de lâcher une boule de feu dévastatrice afin de consumer l’ensemble du gréement, immobilisant complètement le navire hors la loi !

Les pirates, ensuite, ne tarderaient pas à se rendre.

 

* * *

 

Un rang d’archers s’alignait contre le bastingage de l’Esprit follet de la mer. Certains des hommes se tenaient plus en avant, s’offraient pour cible. Sur ceux-là, Robillard avait placé des enchantements spéciaux pour les rendre invincibles, pourvu que le projectile lancé sur eux ne soit pas magique ; ils s’exposaient donc avec bravoure.

— Une volée au passage ! ordonna le chef de groupe.

Chaque homme, chaque femme entreprit de vérifier son arc et ses flèches, à la recherche de celles qui voleraient le plus droit.

Derrière eux, Wulfgar, énervé, anxieux, faisait les cent pas. Il voulait que tout soit terminé – un désir tout à fait rationnel – et en même temps maudissait ce sentiment !

— Un p’tit coup pour avoir la main plus sûre ? lui proposa un homme d’équipage tout crasseux.

Il lui tendait un flacon de rhum ; l’équipe d’abordage le faisait passer.

Le barbare jeta un long regard sévère au récipient. Pendant des mois, il avait choisi de se cacher entre les parois pourtant transparentes de ces maudits objets ! Pendant des mois, il avait ainsi « mis en bouteille » ses peurs, ses atroces souvenirs, en une vaine tentative d’échapper à sa vie, à son passé.

Il secoua la tête, puis reprit sa marche futile.

Un peu plus tard, on entendit résonner vingt cordes d’arcs, de nombreux cris de pirates et aussi une ou deux exclamations venues de blessés sur l’Esprit follet de la mer.

Wulfgar savait qu’il était temps pour lui de se mettre en position avec le reste de l’équipe d’abordage… il n’y arrivait pas. Il ne parvenait pas à effacer les images de Delly et de Colson dans son esprit. Comment pouvait-il faire une chose pareille, partir en quête d’un marteau de guerre quand sa femme et sa fille l’attendaient à Eauprofonde ?

Ces questions tourmentaient affreusement son esprit ! Tout ce qui faisait son passé se mettait soudain à l’invectiver. Il crut entendre le nom de Tempus, dieu barbare de la guerre, marteler son crâne, l’exhorter à surmonter sa peur, à se rappeler qui il était.

Dans un rugissement qui fit reculer épouvantés ceux qui l’entouraient, Wulfgar, fils de Beornegar, fonça vers le bastingage sans qu’on ait encore appelé à l’abordage. Alors même que Robillard préparait sa féroce attaque magique, avec les deux vaisseaux séparés de près de cinq mètres (l’Esprit follet de la mer passant très vite le long de sa cible), le barbare enragé, dans un bond prodigieux, sauta par-dessus la rampe de bois !

Des cris de protestation résonnèrent derrière lui, de surprise et de terreur devant.

Wulfgar n’entendit que le sien.

— Tempus ! beuglait-il, repoussant ses propres craintes, ses incertitudes. Tempus !

 

* * *

 

Le capitaine Deudermont se précipita sur Robillard, l’agrippa, lui bloqua les bras contre les flancs pour interrompre le sort en cours d’invocation.

— Quel imbécile ! s’écria le sorcier dès qu’il eut ouvert les yeux et compris pourquoi son commandant l’avait ainsi gêné.

Mais il n’éprouvait pas de réelle surprise. Depuis que le barbare avait rejoint l’équipage, le sorcier l’avait vu comme une véritable épine dans le pied ! Contrairement à ses anciens compagnons, Drizzt et Catti-Brie, Wulfgar ne comprenait rien aux subtilités du combat magique. Le sorcier pensait bien sûr que ce type d’affrontement était de la plus haute importance, par rapport aux imbécillités de guerriers peu fiables.

Il se dégagea de la poigne de Deudermont.

— De toute manière, je ne tarderai pas à devoir lancer une boule de feu, estima-t-il, quand ce satané barbare aura trouvé la mort !

Le capitaine ne l’écoutait pas. Il ordonna qu’on rapproche l’Esprit follet de la mer du navire pirate, indiqua à ses archers de chercher le meilleur moyen d’appuyer par leurs tirs cet abordage singulier.

 

* * *

 

Wulfgar heurta le bastingage du vaisseau pirate, s’affala sur le pont. Les escrimeurs hors la loi vinrent sur lui en un flot irrépressible… il était déjà debout, hurlant, une bonne longueur de chaîne dans chaque main.

Le pirate le plus proche porta un coup de taille et entama, de fait, l’épaule du barbare. Mais celui-ci leva très vite l’avant-bras, écarta la lame qui n’infligea guère qu’une petite coupure. Wulfgar, en même temps, frappa l’homme d’un direct du droit à la poitrine, faisant voler le malheureux à travers le pont où, assommé, il atterrit lourdement sur le dos.

Faisant tournoyer ses chaînes dévastatrices, rugissant toujours le nom de son dieu, le barbare en pleine folie dispersait les pirates devant lui ! Ils n’avaient jamais rien vu de semblable à ce sauvage de plus de deux mètres de haut ; beaucoup rompirent devant cette charge impétueuse.

Une des chaînes s’enroula autour de deux jambes ; Wulfgar tira violemment dessus, jetant à terre le pirate. L’autre saisit l’épaule d’un homme sur la gauche de l’attaquant, le frappant à la poitrine après un tour complet. La traction consécutive arracha un bon lambeau de peau à celui-ci, et le fit tournoyer à toute vitesse.

— Fuyez ! criait-on devant Wulfgar. Quel démon !

Ses chaînes se retrouvèrent rapidement coincées. Le barbare les lâcha, prit à sa ceinture deux petites massues. Bondissant en avant, puis de côté, il accula contre le bastingage celui qui, de toute évidence, menait les hommes sur ce pont : il disposait de la meilleure armure.

Le bandit porta un coup de taille de sa belle épée, mais Wulfgar recula d’un bond hors de portée avant de charger, toujours vociférant.

Un grand bouclier de bonne facture s’interposa, ce qui aurait dû suffire. Mais ce guerrier n’avait jamais eu à affronter la fureur primale d’un tel colosse !

Le premier coup du barbare contre cette protection engourdit le bras du pirate. Le second enfonça le haut du bouclier, abaissant le bras qui le tenait. Le troisième arracha carrément l’élément défensif, le quatrième – si rapide que l’adversaire n’eut pas la moindre chance de relever son épée – frappa l’homme sur le côté de son casque, le faisant trébucher.

Wulfgar, sans s’arrêter là, frappa sans retenue, laissant des marques sur l’armure de prix du malheureux qui finit par s’écrouler. Mais à peine avait-il touché les planches que le barbare le soulevait par la cheville, la tête en bas !

Le colosse pivota, fit un pas… le pirate en armure se retrouvait en suspens au-dessus de l’eau. Wulfgar le gardait dans cette position sans aucun effort apparent, d’une seule main. Il jetait au reste de l’équipage des regards assassins. Personne ne tenta d’approcher, aucun archer ne leva son arc.

Toutefois, une menace se faisait jour depuis le pont arrière : le barbare voyait que le sorcier du vaisseau hors la loi, sans le quitter des yeux, entreprenait d’incanter un sort.

Un simple mouvement du poignet envoya la dernière massue voler vers le mage qui dut l’éviter, interrompant son invocation.

Mais, à présent, Wulfgar n’avait plus d’arme, et l’équipage ennemi paraissait se remettre du choc ressenti devant cette charge folle. Le capitaine des pirates intervint alors, promettant des trésors fabuleux à qui abattrait le géant barbare ! Le sorcier avait repris sa psalmodie.

La lie des mers approcha, le meurtre dans les yeux.

… Puis cessa son avance. Chacun changea de posture, certains laissèrent tomber les armes : l’Esprit follet de la mer passait le long du vaisseau des bandits juste derrière Wulfgar, archers et équipe d’abordage prêts à l’action.

Robillard lâcha un éclair qui jeta le sorcier pirate, alors plongé dans son attaque contre le barbare, bien au-dessus du bastingage, droit dans la mer glacée.

Un des brigands voulut lancer la charge mais fut arrêté net par deux flèches dans la poitrine.

L’équipage de l’Esprit follet de la mer se révélait trop bien entraîné, discipliné, expérimenté. Le combat n’eut pas vraiment lieu.

— Tu peux peut-être le ramener au-dessus du pont, suggéra un peu plus tard Deudermont à Wulfgar qui n’avait pas bougé.

Il tenait toujours tête en bas sa victime en armure au-dessus de l’étroit chenal entre les deux navires, mais, au moins, il utilisait désormais ses deux mains.

— C’est ça ! s’exclama l’homme humilié en soulevant la visière à grille de son casque coûteux. Je suis le comte du Manoir Taskadale et j’exige… !

— Tu es un pirate, l’interrompit Deudermont sans autre cérémonie.

— Voyons, j’ai simplement voulu connaître quelques aventures ! répliqua l’autre avec dédain. Veuillez ordonner à votre ami l’ogre de me reposer !

Wulfgar, sans laisser le temps au capitaine de dire un mot, fit un demi-tour, envoya le « comte » voler à travers le pont ; sa trajectoire fut arrêtée dans un fracas métallique par le grand mât autour duquel il s’enroula, affalé en un tas cliquetant.

— Comte de Taskadale… qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? s’étonna Deudermont.

— Le titre ne me fait guère d’effet ! commenta Wulfgar avant de s’éloigner vers la passerelle qui lui permettrait de regagner l’Esprit follet de la mer.

Un Robillard fulminant l’attendait de l’autre côté.

— Qui t’a demandé d’aborder ? l’interpella-t-il d’un ton péremptoire. J’aurais pu vaincre d’un unique sort !

— Jette-le, alors, sorcier, grommela le barbare en réponse.

Il passa devant l’homme sans s’arrêter, n’ayant pas le loisir d’expliquer ses émotions et ses impulsions quand lui-même avait bien du mal à les démêler.

— Ne t’imagine pas que je me retiendrai la prochaine fois ! glapit encore Robillard sans obtenir aucune réaction. Tu le regretteras, quand des lambeaux de toile en flammes te pleuvront sur la tête, embraseront ta chevelure et te calcineront la peau ! Et quand…

— Allons, du calme ! intervint Deudermont qui arrivait près du sorcier. Le vaisseau pirate est pris, nous n’avons perdu personne.

— Nous serions arrivés au même résultat, insista le sorcier, avec beaucoup moins de risques ! Leurs défenses magiques étaient abattues, leurs voiles exposées. J’avais…

— Suffit, mon ami.

— Ce Wulfgar est un bel imbécile. Le parfait barbare ! Un sauvage, de cœur et d’âme, sans plus de compréhension des finesses stratégiques qu’un orque !

Deudermont avait déjà navigué avec Wulfgar, et connaissait très bien l’elfe noir qui avait entraîné ce puissant guerrier. Il savait que Robillard se trompait. Mais il se tut, laissa le sorcier toujours ronchon exprimer sa contrariété par un chapelet de malédictions et de protestations.

À vrai dire, le capitaine commençait à regretter d’avoir permis au grand barbare de se joindre à l’équipage de l’Esprit follet de la mer. Certes, il éprouvait pour l’homme estime et amitié. La rédemption de Wulfgar l’avait profondément touché, car il l’avait vu en pleine déchéance, traîné en justice devant les cruels magistrats de Luskan pour tentative d’assassinat contre lui !

Le capitaine n’avait jamais cru à cette accusation – c’était la seule raison qui avait permis au barbare de rester en vie –, mais il semblait clair que ce noble guerrier avait connu de terribles épreuves ; un événement affreusement honteux avait jeté le barbare dans le ruisseau ! Deudermont avait beaucoup apprécié que Wulfgar, sur le quai d’Eauprofonde, vienne lui demander de le prendre à bord et de l’aider à retrouver cette arme fabuleuse que Bruenor Marteaudeguerre avait forgée pour son fils adoptif.

Pourtant, sans conteste, le barbare n’avait pas terminé de surmonter les souffrances de son passé. Son attaque en solo, un peu plus tôt, avait été téméraire, stupide, et elle aurait pu mettre en danger l’ensemble de l’équipage ! Le capitaine Deudermont ne le tolérerait pas ; il lui faudrait sérieusement morigéner le colosse.

Il décida aussi, sur l’heure, qu’il allait donner la priorité à la traque de Sheila Kree et de son navire introuvable, afin que Wulfgar récupère Crocs de l’égide et retourne à terre à Eauprofonde.

Tout le monde s’en porterait mieux.

La Mer des Épées
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